Open-access Entre syntaxe et sémantique : les raisonnements des élèves et des enseignants lors d’une activité grammaticale portant sur le complément de nom

Entre a sintaxe e a semântica: o raciocínio dos alunos e dos professores durante uma atividade gramatical sobre o complemento do substantivo

Between syntax and semantics: the reasoning of pupils and teachers during a grammatical activity on the noun complement

Résumé

Cette contribution aborde la manière dont interviennent les dimensions syntaxiques et sémantiques dans une activité grammaticale conduite dans des classes du primaire en Suisse romande. Les données sont issues d’une recherche FNS, dont la partie d’ingénierie didactique a consisté en l’élaboration et le test de séquences d’enseignement de l’objet complément de nom. La tâche analysée requiert un raisonnement grammatical statuant sur la présence ou l’absence de cette fonction grammaticale dans des paires de phrases, tout en favorisant la justification de la réponse donnée. Deux opérations nous intéressent particulièrement : l’identification du complément de nom et la différenciation de celui-ci d’autres fonctions syntaxiques. Les analyses portent sur le rôle joué dans ce cadre par les arguments d’ordre syntaxique et sémantique, leurs avantages et leurs limites, ainsi que leurs effets sur la compréhension de la notion grammaticale en jeu. Les résultats des analyses mettent en évidence les écueils potentiels à la fois d’une approche syntaxique mécanique et d’une approche purement sémantique, et surtout sur l’importance de ne pas confondre ces deux ordres de dimensions.

Mots clés :
complément de nom ; grammaire ; syntaxe ; sémantique ; raisonnement.

Resumo

Esta contribuição analisa como as dimensões sintática e semântica entram em jogo em uma atividade gramatical realizada em classes do ensino fundamental na Suíça francófona. Os dados são provenientes de um projeto de pesquisa do FNS, cuja parte de engenharia didática envolveu o desenvolvimento e o teste de sequências de ensino para o complemento do substantivo. A tarefa analisada exige um raciocínio gramatical sobre a presença ou ausência dessa função gramatical em pares de frases, ao mesmo tempo em que incentiva a justificativa da resposta dada. Estamos particularmente interessados em duas operações: a identificação do complemento do substantivo e a diferenciação de outras funções sintáticas. As análises enfocam o papel desempenhado pelos argumentos sintáticos e semânticos, suas vantagens e limitações e seus efeitos sobre a compreensão da noção gramatical em questão. Os resultados das análises destacam as possíveis armadilhas tanto de uma abordagem sintática mecânica quanto de uma abordagem puramente semântica e, acima de tudo, a importância de não confundir essas duas ordens de dimensões.

Palavras-chaves:
complemento do substantivo ; gramática ; sintaxe ; semântica ; raciocínio.

Abstract

This article analyses how syntactic and semantic dimensions come into play in a grammatical activity conducted in primary school classes in French-speaking Switzerland. The data come from an SNSF research, the didactic engineering part of which involved developing and testing teaching sequences on the noun complement. The analysed task requires grammatical reasoning in order to decide on the presence or absence of this grammatical function in pairs of sentences, while encouraging the justification of the given answer. We focus on two operations: identifying the noun complement and differentiating it from other syntactic functions. The analyses show the role played in this context by syntactic and semantic arguments, their advantages and limitations, and their effects on the understanding of the grammatical notion in question. The results of the analyses draw attention to the potential pitfalls of both a mechanical syntactic approach and a semantic approach, and above all to the importance of not confusing these two orders of dimensions.

Key words :
Noun complement ; Grammar ; Syntax ; Semantics ; Reasoning.

1. Introduction

Le propos de cette contribution est d’analyser la manière dont interviennent respectivement les dimensions d’ordre syntaxique et les dimensions d’ordre sémantique dans le déroulement d’une activité en classe, afin d’interroger les effets des raisonnements qui s’y déploient sur l’apprentissage de la notion grammaticale en jeu, en l’occurrence le complément de nom (désormais CN, §2, infra). Notre analyse exploite des données issues du projet de recherche GRAFE’Maire, conduit en Suisse romande3. Une des phases de ce projet, relevant de l’ingénierie didactique, a consisté en l’élaboration et l’expérimentation de séquences d’enseignement articulant des tâches grammaticales et textuelles relativement à certains objets d’enseignement circonscrits, dont le CN traité ici. D’une durée de 3-4 périodes4, ces séquences ont été fournies aux enseignant-es « clés en main », avec l’intégralité du matériel nécessaire à leur mise en œuvre et accompagnées d’un guide, qui explicite, pour chaque activité, les objectifs, la démarche, les enjeux linguistiques et didactiques, les obstacles potentiels, etc.

Nous focaliserons notre propos sur une séquence prévue pour des élèves de 7-8e primaire (11-12 ans), plus particulièrement sur une tâche qui exige la mise en œuvre d’un raisonnement grammatical afin de se prononcer sur la présence ou non d’un CN (§3, infra). On s’intéressera principalement à deux opérations impliquées par cette tâche :

- dentifier le CN, ce qui exige par ailleurs de délimiter le groupe nominal, d’en reconnaitre les constituants et de les discriminer du point de vue de leur statut (obligatoire ou facultatif) ;

- distinguer le CN d’autres fonctions syntaxiques, notamment de l’attribut du sujet, du complément de verbe et du complément de phrase, opération qui sollicite la différenciation entre les niveaux de structuration que sont les classes, les groupes et les fonctions syntaxiques.

Les analyses (§4, infra) portent sur une sélection de quatre classes, contrastées au niveau des stratégies de résolution de la tâche, par-delà l’unicité de celle-ci et du support d’enseignement fourni. Ces classes sont désignées de la manière suivante : 1F01 (43’) ; 1F03 (32’) ; 1F05 (22’) ; 1F09 (23’). La durée en minutes de l’activité (précisée entre parenthèses), pouvant aller du simple au double, permet déjà de constater une facette du contraste entre les classes. L’examen des interactions didactiques a été réalisé sur la base de la transcription des enregistrements vidéo5 et a été guidé par les questions suivantes : dans quelle mesure les élèves et les enseignantes6 exploitent les dimensions syntaxiques préalablement abordées pour effectuer la tâche en cours ? Comment interviennent les éléments d’ordre sémantique dans l’effectuation de l’activité ? Quels en sont les effets, attestables ou inférables, sur les apprentissages et/ou sur une compréhension satisfaisante de la notion de CN ?

2. Éléments de cadrage théorique

2.1 L’objet complément de nom (CN)

En Suisse romande7, le CN désigne la fonction syntaxique réalisée par les structures facultatives au sein du groupe nominal (GN) :

Le réseau [navigable] est utilisable pour le transport de marchandises.

Le CN (noté entre crochets dans nos exemples), se présente comme une expansion du nom noyau (N, noté en italiques), dont il dépend syntaxiquement (Bronckart, 2004 ; Chartrand et al., 1999 ; Riegel, Pellat & Rioul, 2014). La relation de dépendance syntaxique du CN par rapport au N peut être qualifiée d’unilatérale (Riegel, Pellat & Rioul, 2014, p. 224), la preuve en étant le fait que la suppression du N noyau (élément régissant, ici réseau) entraine la suppression du CN (élément régi, ici navigable). De même, la pronominalisation du GN implique de remplacer l’intégralité du groupe, y compris le/les CN :

Il est utilisable pour le transport de marchandises.

Cela prouve d’une autre manière le lien de dépendance syntaxique entre CN et N.

La fonction de CN peut être réalisée par diverses structures, dont les trois suivantes, concernées par le programme romand du primaire (CIIP, 2010) : un groupe prépositionnel (GPrép), un groupe adjectival (GAdj), une phrase subordonnée relative (PhRel)

En Suisse, il y a des voies [de navigation]. (GPrép) [navigables]. (GAdj) [qui sont navigables]. (PhRel)

Lorsqu’elle est réalisée par un GAdj, cette fonction syntaxique peut être antéposée ou postposée par rapport au noyau nominal. Elle est également cumulable, plusieurs CN pouvant être régis par le même N et se trouver juxtaposés au même niveau d’analyse de la phrase :

Un [gros] chat [à trois pattes] [qui craint les voitures] traverse la route.

Le CN peut également être emboité, comme dans l’exemple suivant, où un GAdj est ajouté au sein d’une structure réalisant un CN :

un [gros] chat [à trois [petites] pattes] [qui craint les voitures].

Ici, l’adjectif petite dépend du N pattes, au sein du GN trois petites pattes inclus dans le GPrép à trois petites pattes, dépendant, lui, du N chat. Le fonctionnement récursif de la langue conduit ainsi à manier plusieurs niveaux d’analyse syntaxique, organisés hiérarchiquement, le CN étant un objet qui pose aux élèves de redoutables problèmes de segmentation, de délimitation et de reconnaissance (Corteel, 2016 ; Elalouf, 2009a et b ; Garcia-Debanc, Roubaud & Béchour, 2022).

2.2 L’approche du CN, entre dimensions syntaxiques, référentielles et sémantiques

Comme le décrivent Riegel, Pellat & Rioul (2014, p. 342 ; voir aussi Van Raemdonck, 2011, la différence entre détermination et prédication ;Elalouf, 2009b, la discussion terminologique relative à déterminant / détermination / déterminer ; Charaudeau, 1992, la définition et la caractérisation comme types de qualification), d’un point de vue référentiel les CN peuvent entretenir avec le N deux types de rapports :

- un rapport déterminatif, lorsque les CN restreignent l’extension référentielle du N, et sont ainsi nécessaires à l’identification du référent du GN, ex. : le sac [rouge] [qui est sur la table] ;

- un rapport explicatif, lorsque les CN ne restreignent pas l’extension référentielle du N, mais fournissent des informations considérées comme accessoires, ex. : mon [vieux] sac, [dont je ne peux pas me séparer]. Dans ce cas, contrairement au précédent, la suppression des CN n’entraine pas de modification dans l’interprétation globale du référent du N sac.

Néanmoins, décider si le rapport entre N et CN est explicatif ou déterminatif relève, du moins en partie, de l’interprétation (ce qui est nécessaire pour identifier un référent peut varier d’une personne à l’autre), et donc de paramètres contextuels ou textuels.

Dans le contexte scolaire, c’est sans doute une combinaison des deux ordres de descriptions, syntaxique et référentielle, associée à un glissement de la notion de référence vers celle de sens et à l’assimilation du terme complément au sémantisme du verbe compléter (qui semble intuitif et facile d’accès pour les élèves) qui est à l’origine d’une définition du CN selon laquelle celui-ci « complète ou précise le sens d’un nom ». L’exemple ci-dessous, extrait du manuel l’Ile aux mots (Bentolila & al., 2010, p. 140) utilisé en Romandie, en témoigne :

Fig. 1
: Définition du CN dans le manuel l’Ile aux mots, 8e

Cette approche est très fréquente dans les manuels scolaires et dans les pratiques enseignantes courantes sous des formulations diverses : compléter ou préciser le N, donner des informations sur le N, décrire le N, etc. On remarquera en passant le caractère fluctuant du sens même du terme compléter, qui oscille entre compléter une structure (le GN - approche syntaxique, p. ex. : avec une grande impatience, où la suppression de grande rend la structure agrammaticale) et compléter le sens (du N - approche sémantique, issue de la détermination référentielle).

Sans pouvoir approfondir ici la discussion théorique, bornons-nous à en pointer la conséquence didactique qui concerne notre propos : c’est que ce type de définition ne permet pas de circonscrire correctement le périmètre notionnel du CN, dans la mesure où :

a) d’autres fonctions syntaxiques, notamment l’attribut du sujet, voire certains prédicats, peuvent être définies de manière semblable ;

b) certaines structures et classes grammaticales (notamment le GPrep, le GAdj, l’adjectif et certains déterminants) peuvent également être définies dans les même termes, ce qui ne contribue nullement à clarifier la différence de niveau entre classes, groupes et fonctions.

Pour illustrer le problème, reprenons l’exemple :

Le réseau [navigable] est utilisable pour le transport de marchandises.

En recourant au critère de l’apport d’information, il est difficile pour les élèves de concevoir que navigable complèterait le sens du N, ou donnerait des informations sur le N réseau, alors que utilisable pour le transport des marchandises n’en donnerait pas. Il serait tout aussi difficile de leur faire comprendre pourquoi un autre exemple, comme Le réseau navigable utilisable pour le transport des marchandises est vaste serait différent du précédent, ou pourquoi dans ce second cas utilisable pour le transport des marchandises deviendrait une structure qui précise le N, si l’on a établi que dans le premier exemple ce n’était pas le cas. Autrement dit, le seul critère référentiel-sémantique n’est pas suffisant pour distinguer le CN de l’attribut du sujet (sauf à introduire une théorisation du rayon de pertinence de compléter, préciser, etc.). Les critères syntaxiques, notamment l’inclusion ou non de la structure concernée au sein du GN, sa position par rapport au verbe être, etc., deviennent indispensables pour expliquer la différence de statut entre ces exemples et analyser les fonctions syntaxiques différentes que des unités identiques peuvent remplir.

La problématique de la gestion des dimensions syntaxique et sémantique en classe apparait dès lors cruciale, dans une optique qui n’est nullement de les mettre en concurrence, de « sacraliser » l’une des dimensions au détriment de l’autre ou d’en exclure l’une en faveur de l’autre ; au contraire, l’enjeu est de montrer à quel point il est nécessaire de ne pas les (con)fondre pour mieux les mettre en rapport, pour qu’elles deviennent de véritables instruments de compréhension du fonctionnement de la langue.

3. Éléments méthodologiques : enjeux et caractéristiques de l’activité Il y a, il n’y a pas

3.1 En arrière-fond de notre ingénierie : un positionnement sur les interactions socio-discursives et le raisonnement grammatical

Dans une visée de renouvèlement de l’enseignement de la grammaire, l’ingénierie didactique mise en avant dans notre projet cherche à favoriser la réflexion métalinguistique des élèves par le truchement de démarches didactiques susceptibles de créer un milieu d’apprentissage favorable, en concordance avec ce que préconisent Lord & Elalouf :

Il s’agit de mettre en œuvre des démarches qui permettent de faire réfléchir les élèves sur la langue en leur faisant manipuler des structures, classer des mots, comparer des notions, verbaliser et justifier leur raisonnement à propos d’un problème de grammaire. (Lord & Elalouf, 2016, p. 73-74)

Ces raisonnements grammaticaux se situent au carrefour d’activités langagières, praxéologiques et gnoséologiques (Stoudmann, à paraitre). Les opérations cognitives, qui relèvent du domaine gnoséologique, ne peuvent cependant être saisies que par le biais des traces produites dans des conduites observables, notamment dans les activités discursives. Dès lors, la verbalisation d’un raisonnement, qu’il soit préalablement construit et réactivé, en cours de construction, complet ou partiel, correct ou erroné, est essentielle pour deux raisons au moins : l’activité verbale est un moyen d’accéder, même indirectement, à une partie des processus cognitifs des élèves ; en même temps, elle est un moyen de développement de leurs capacités langagières et cognitives, ainsi que de leurs connaissances linguistiques (Bronckart, 1997 ; Cogis, 2005 ; Tisset, 2005). Pour ces raisons, les tâches proposées laissent une place importante aux interactions, à l’instar des propositions formulées par Nadeau & Fisher :

Un exercice doit fournir l’occasion de discuter de grammaire, après ou pendant l’exercice, collectivement ou entre pairs, en justifiant une analyse ou en confrontant des analyses différentes. En ce sens, les traces, bonnes ou fautives, constituent une excellente base de discussion. Pour justifier une analyse, l’élève doit utiliser un métalangage grammatical et verbaliser les manipulations employées. (Nadeau & Fisher, 2006, p.127)

3.2 Situation de la tâche dans la séquence

L’architecture générale de la séquence8 qui nous intéresse ici est présentée dans la figure 2.

Fig. 2
: Architecture de la séquence et place de l’activité 4, Il y a, il n’y a pas

L’activité concernée par cette contribution est l’activité 4, Il y a, il n’y a pas. Celle-ci clôt la phase orientée vers la conceptualisation et suit une activité intitulée Les indices, conçue comme un moment spécifiquement consacré au dépliage successif des caractéristiques définitoires de la notion (à partir d’« indices ») et à l’utilisation conjointe d’exemples pertinents et du métalangage. La figure 3 ci-dessous, correspondant à un outil de conceptualisation utilisé avec les élèves, rassemble ces caractéristiques.

Fig. 3
:- Caractéristiques définitoires du CN telles que présentées dans la séquence

3.3 Intentions didactiques et enjeux de la tâche Il y a, il n’y a pas

La tâche Il y a, il n’y a pas, présentée intégralement dans l’annexe, relève d’une analyse de phrases, à réaliser d’abord individuellement afin de mobiliser les caractéristiques syntaxiques du CN institutionnalisées lors de l’activité Les indices, puis en collectif, sous la forme d’une mise en commun. Elle s’inspire de la démarche d’apprentissage de concepts abstraits au moyen d’exemples positifs et négatifs (exemples oui - non, les premiers relevant de la notion visée, les seconds non) proposée par Barth (1987), tout en accentuant délibérément une approche différentielle, dans le but de stimuler une réflexion syntaxique par contraste et de sensibiliser au fait que les mêmes unités ou structures peuvent avoir des fonctions différentes. La tâche comporte trois paires de phrases, chaque paire étant construite avec un lexique similaire, mais avec une structure syntaxique différente. Les élèves doivent ainsi non seulement identifier les CN, mais aussi les distinguer d’autres fonctions syntaxiques en prenant appui sur les caractéristiques définitoires du CN découvertes auparavant, et gérer implicitement les effets sémantiques produits par les changements de structure. Ils doivent faire une hypothèse, la vérifier et justifier leur choix. Il est à noter que la tâche ne demande pas de connaissances explicites relatives aux autres fonctions syntaxiques présentes dans les exemples proposés. Par exemple, l’attribut du sujet n’a pas forcément encore été étudié à ce moment du programme du primaire, ou n’est peut-être pas encore une fonction maitrisée par les élèves. La tâche ne vise pas à caractériser toutes les fonctions syntaxiques qui y apparaissent, mais bien à réinvestir les caractéristiques du CN étudiées pour décider si les exemples donnés les vérifient ou non.

Fig. 4
: Extrait de l’activité Il y a, il n’y a pas

Comme il ressort de l’extrait ci-dessus, l’une des deux phrases comporte un CN, alors que la seconde comporte une autre fonction syntaxique, avec laquelle le CN pourrait être confondu. Le raisonnement différentiel attendu de la part des élèves peut être illustré ainsi :

1. La chemise dans la vitrine est jolie.

Oui, il y a un CN. Le GPrép dans la vitrine est un CN parce qu’il dépend du N chemise et qu’il appartient au GN. On peut le remplacer par une autre forme de CN, notamment par une PhRel : La chemise qui est dans la vitrine est jolie.

2. La chemise est dans la vitrine.

Non, il n’y a pas de CN. Le GPrép dans la vitrine ne fait pas partie du GN (éventuellement : c’est un complément de verbe qui appartient au groupe verbal). On ne peut pas le remplacer par une PhRel : *La chemise est qui est dans la vitrine.

Dans l’exemple La chemise dans la vitrine est jolie, le choix d’un CN réalisé par un GPrép locatif « dans la vitrine » se justifie par le souhait de proposer une structure identique en position de CN et de CV. Il s’agit par ailleurs d’une structure que les élèves ont peu l’occasion de rencontrer dans les manuels, bien qu’ils l’utilisent notamment à l’oral, et qui est potentiellement complexe à analyser ; mais c’était là l’effet recherché, de faire en sorte que les élèves s’y arrêtent et qu’ils mobilisent des outils syntaxiques afin de la décrire.

4. Analyses

4.1 L’utilisation de stratégies syntaxiques

À partir des interactions enregistrées dans les quatre classes, nous avons procédé à l’établissement de collections d’extraits de manière transversale, l’objectif n’étant pas de réaliser une comparaison entre les classes. Nous avons d’abord sélectionné les extraits durant lesquels il est possible d’observer l’usage que font les élèves de stratégies syntaxiques. Comment les élèvent les mobilisent-ils ? Parmi les possibles, quelles sont celles qu’ils mettent effectivement en œuvre ? Mobilisent-ils les caractéristiques définitoires du CN proposées préalablement dans la séquence ? Recourent-ils à des manipulations syntaxiques ? Et comment les enseignantes s’emparent-elles des stratégies mobilisées par les élèves pour les confirmer ou les corriger ? C’est à partir de ces questions que nous avons opté pour une analyse en deux parties : une première focale porte sur les arguments syntaxiques mobilisés le plus fréquemment par les élèves pour appuyer leurs raisonnements, tandis qu’une seconde focale explore les stratégies prédominantes chez les enseignantes.

4.1.1 Du côté des élèves

Une des stratégies mobilisées par les élèves dans toutes les classes observées est l’établissement d’un lien avec le N, ce qui est bien une des caractéristiques centrale du CN qui avait été travaillée préalablement. Les extraits 1 et 2 choisis pour l’illustrer montrent que les élèves prennent appui sur le lien entre le CN et le N pour justifier leur identification. La dépendance syntaxique semble néanmoins être opératoire de manière partielle, ou biaisée par un argument de position. En effet, un élément supplémentaire apparait fréquemment dans la verbalisation de cette caractéristique : c’est l’idée que le N régissant serait positionné avant le CN. Ainsi, dans la classe 1F01, Victor indique que pour la phrase 4, Je suis allé voir un concert magnifique, le terme magnifique est un CN « parce que y’a un nom/ avant le CN » :

Extrait 1 : 1F01

168 Victor là/ c’est juste/ y’a un CN

169 Ens qu’est-ce qu’un CN/ oui

170 Victor c’est magnifique/ parce que y’a un nom/ avant le CN

Dans la classe 1F03, au sujet de la phrase 2 La chemise est dans la vitrine, Marina prend aussi appui sur l’idée d’éléments inexistants après le N vitrine pour justifier l’absence de CN :

Extrait 2 : 1F03

65 Marina y’a pas quelque chose après la vitrine du coup on pourrait on pourrait paaaas xxx la chemise EST pis on pourrait pas savoir si on xxx dans la vitrine

Cette stratégie est, en soi, potentiellement erronée, étant donné que certains CN peuvent être antéposés, juxtaposés (et donc pas directement situés après le N dont ils dépendent), voire détachés. Toutefois, son utilisation nous semble indiquer une réflexion en construction relative au lien de dépendance, qu’il serait intéressant d’explorer avec les élèves afin de ne pas la surgénéraliser, mais plutôt d’affiner la compréhension de la manière dont se manifestent les relations de dépendance syntaxique et des moyens de les identifier.

Une autre stratégie mobilisée plusieurs fois par les élèves est celle de l’analogie avec l’exemple d’analyse donné sur la fiche. La justification proposée pour analyser la phrase exemple La maison de mon frère est jolie est la suivante : « Le GPrép de mon frère appartient au GN et dépend du N maison ». On peut voir dans l’extrait 3 que Miguel prend appui sur cet exemple et sur les structures grammaticales pouvant réaliser la fonction de CN pour argumenter son choix lors du traitement de la phrase 1 La chemise dans la vitrine est jolie :

Extrait 3 : 1F03

30 Miguel vu que ce serait de toute façon un GAdj GAdv / ou um ou un GPrép du coup on peut mettre par exemple on peut prendre exemple sur ça par exemple là j’ai mis la même chose sauf j’ai / au lieu de mettre maison j’ai mis chemise parce que ça c’est un GPrép

Une dernière stratégie utilisée par les élèves est celle du remplacement d’un CN par un autre CN d’une autre structure. Cette stratégie, qui avait aussi fait l’objet d’une activité préalable, s’avère opératoire pour les élèves même lorsque leurs connaissances ne semblent pas très affirmées. Dans l’extrait 4, qui concerne la phrase 1 La chemise dans la vitrine est jolie, Ali utilise la manipulation de commutation par une subordonnée relative pour justifier sa réponse. Nous avons pu observer plusieurs situations semblables à celle-ci, dans toutes les classes :

Extrait 4 : 1F05

65 Ali il y a un CN

66 Ens il y a un CN d’accord // et quel / quel est le CN que tu as mis entre crochets

67 Ali euh j’ai mis euh / j’ai mis euh xxx (dans la vitrine) pis après j’ai mis euh // j’ai mis euh // pis après j’ai mis jusqu’à la chemise

68 Ens d’accord / donc dANs la vitrine complète chemise

69 Ali et pis xxx j’ai mis on peut remplacer par un autre CN

70 Ens mmh et ça c’est le constat numéro quatre /// et toi tu as remplacé par quoi

71 Ali euh je sais pas euh la chemise qui est dans la vitrine

4.1.2 Du côté des enseignantes

Pour cette seconde focale, nous cherchons à savoir quel type de guidage est proposé par les enseignantes pour favoriser la construction des connaissances des élèves au sujet du CN.

On constate d’abord la mobilisation de la manipulation syntaxique de remplacement. Dans la classe 1F09, l’enseignante l’introduit dès la présentation de la consigne, tout en faisant référence à l’activité précédente (« l’indice Caméléon ») :

Extrait 5 : 1F09

02 Ens c’est VRAIment intéressant d’avoir en tête l’indice Caméléon / de se dire que si je veux être sûr / de savoir s’il y a un complément du nom ou bien pas dans la phrase je peux essayer par exemple de le remplacer mon complément du nom PAR / un complément du nom d’une autre structure donc / PAR exemple une frase subordonnée relative

Dans la classe 1F03, l’enseignante conduit les élèves à utiliser cette manipulation, qu’elle appelle systématiquement « un truc efficace pour reconnaitre un CN », tant pour prouver l’identification d’un CN que pour prouver le contraire. L’enseignante effectue elle-même le remplacement pour la première phrase, La chemise dans la vitrine est jolie :

Extrait 6 : 1F03

50 Ens OK essayez voir de faire une phrase relative à la place de ce groupe nominal avec préposition pour voir si ça fonctionne/ ça va donner quoi // (...)

54 Ens LA chemise qui est dans la vitrine est jolie est-ce que ça fonctionne

Puis, elle poursuit la démonstration de l’utilisation de la manipulation syntaxique pour la phrase 2 La chemise est dans la vitrine, afin de prouver que le GPrép dans la vitrine (appelé aussi GN avec préposition, selon une variante terminologique en vigueur) n’est dans ce cas pas un CN :

Extrait 7 : 1F03

72 Ens Est-ce que ça joue si je dis la chemise EST qui est dans la vitrine

Cette manipulation est mobilisée dans toutes les classes analysées dans notre corpus, même si le recours à celle-ci est moins systématique que dans la classe 1F03.

Notons que l’utilisation du remplacement pour vérifier une hypothèse est proposée dans le guide didactique accompagnant la séquence expérimentée, mais en combinaison avec d’autres stratégies, mobilisant d’autres caractéristiques syntaxiques du CN, notamment l’insertion dans le GN et la dépendance syntaxique par rapport au N. Les manipulations syntaxiques sont des outils linguistiques (Chartrand, 2013) qui nécessitent (autant qu’ils le permettent) de porter un jugement de grammaticalité sur la phrase modifiée. Néanmoins, une utilisation automatique, sans véritable réflexion sur le processus en jeu lors de la modification de la phrase, pourrait laisser croire que le remplacement peut être utilisé comme une astuce quasi mécanique (un « truc »), ce qui est potentiellement contreproductif pour la construction de raisonnements (Beaumanoir-Secq et al., 2010).

Une autre composante du guidage proposé par les enseignantes porte sur la délimitation du GN au sein duquel s’insèrent les CN. En effet, l’insertion du CN dans un GN est un élément central de la compréhension de cette fonction. Dans la classe 1F01, l’enseignante prend appui sur les propos de Victor, qui soulignait l’importance du premier indice découvert dans l’activité précédente, pour reformuler les caractéristiques essentielles du CN lors de l’analyse de la phrase 1 La chemise dans la vitrine est jolie:

Extrait 8 : 1F01

127 Ens c’est ce que disait Victor/ le premier constat il est quand même bigrement important /parce qu’il dit/ et ça/ c’est la première chose que vous devez peut être vous demander (…)/ le CN est dépendant du nom/ le nom et le CN font partie du GN/ si vous trouvez le GN dans cette phrase

128 Ana ben c’est la chemise dans la vitrine

129 Ens hum hum/ ça c’est LE/ groupe nominal// et DANS ce groupe nominal/ il y a le noyau NOM/ plus CN/ complément de nom/ est-ce que ça c’est un groupe nominal (montrant « est jolie »)/ est-ce qu’on peut avoir un complément de nom dans un groupe qui n’est pas un groupe nominal

Toutefois, il n’est pas toujours évident, pour les enseignantes, de bien cibler la structure ou le cadre syntaxique pertinent à observer pour identifier un CN. À l’instar de l’extrait 9, issu de la classe 1F05, des difficultés peuvent se présenter pour guider l’analyse, comme c’est le cas de la phrase 2 La chemise est dans la vitrine. Certains élèves proposent de mettre le groupe verbal est dans la vitrine entre crochets, l’identifiant donc comme un CN du N chemise. Pour corriger cette analyse erronée, l’enseignante passe en revue les constituants de la phrase avec l’objectif de démontrer aux élèves qu’il ne peut pas y avoir de verbe dans un groupe nominal :

Extrait 9 : 1F05

73 Giorgio (…)la chemise est dans la vitrine / j’ai mis entre crochets EST dans la vitrine et j’ai mis une flèche xxx

74 Ens est-ce que vous êtes d’accord / Aline // est-ce que toi aussi tu as mis que EST dans la vitrine ça complétait le nom chemise //

75 Aline oui

76 Ens oui / tout le monde a mis ça

77 Els oui non (chevauchement)

78 Ens on a dit qu’on avait une phrase (…) et que dans la phrase on avait / un sujet / un verbe / et puis un complément de verbe / c’est obligatoire pour avoir / une phrase on est d’accord / donc DANS cette phrase // quel est le sujet // Yannis

79 Yannis la chemise

80 Ens la chemise c’est le sujet // quel est le verbe

81 Ana est

82 Ens et puis est-ce qu’on a un COMplément de verbe / ou un complément de phrase

83 Els dans la vitrine non (chevauchement)

84 Ens DANS la vitrine /// d’accord donc est-ce que le verbe il peut être dans le dans le groupe nominal ///

Cette stratégie pose toutefois deux problèmes majeurs : d’une part, la non-distinction des niveaux d’analyse (phrase, groupes, fonctions), qui s’avère être un obstacle important, empêchant la délimitation de la structure pertinente pour identifier le CN, comme en témoigne l’indécision des élèves qui persiste (TP 83) ; d’autre part, la représentation (erronée) selon laquelle il ne peut y avoir de verbe dans un GN (TP 84), alors qu’un CN réalisé par une phrase subordonnée relative contient bien un verbe conjugué, inclus ainsi dans un GN.

4.2 L’utilisation d’arguments sémantiques

Dans le cadre de notre expérimentation, les définitions du CN données habituellement dans les manuels n’ont pas été repris, nos séquences ne proposant ainsi aucun élément de caractérisation de cette fonction syntaxique en termes d’« apport d’information » ou de « précisions sur le N », et cela pour plusieurs raisons, dont les arguments théoriques évoqués sous 2, supra. Par ailleurs, notre choix de construire des séquences d’enseignement relativement brèves (souhaitées comme telles pour être utilisables indépendamment d’un contexte de recherche et adaptées au temps réellement disponible dans le programme pour cet objet d’enseignement) ne permettait pas de couvrir tous les aspects de la notion. Enfin et surtout, nous ne souhaitions pas rabattre le volet textuel de nos séquences sur des dimensions référentielles ou sémantiques, même si celles-ci sont, bien entendu, toujours présentes. La centration de certaines phases des séquences sur les dimensions textuelles du CN a plutôt été conçue en termes de compréhension du rôle joué par le CN dans des mécanismes de construction proprement textuelle : par exemple, son rôle structurant dans certains genres textuels, comme la petite annonce ou l’avis de recherche ; sa place centrale dans certaines séquences textuelles (au sens d’Adam, 1992), notamment dans la séquence descriptive (Marmy et al, 2021) ; ou encore son implication dans des mécanismes de textualisation (surtout les reprises anaphoriques et la construction d’un point de vue énonciatif).

Malgré cela, des éléments de caractérisation sémantique du CN sont constamment intervenus dans les formulations et les reformulations attestables dans les classes, y compris dans les activités purement phrastiques, comme celle qui nous intéresse ici. Nous décrivons dans ce qui suit les trois formes de recours aux dimensions sémantiques les plus fréquentes. Il est intéressant de noter que celles-ci ont toujours été introduites par les enseignantes et non par les élèves, ce qui témoigne sans doute de leurs habitudes, de l’intégration dans leurs pratiques de l’approche mixte présente dans les manuels et autres ressources didactiques, autrement dit d’une forme de sédimentation des pratiques (Schneuwly & Dolz, 2009) ou de « modèle disciplinaire en actes » (Garcia-Debanc, 2007).

La première forme de recours au sémantisme consiste en l’utilisation des expressions comme avoir du sens, vouloir dire quelque chose, aller, fonctionner ou jouer, rapportées par ailleurs au niveau de la phrase : la phrase a du sens, ça veut dire quelque chose, ça va, ça joue. L’exemple ci-dessous reprend et prolonge l’extrait 4 précédemment commenté. Il permet d’observer la reformulation effectuée par l’enseignante de la stratégie syntaxique de l’élève - qui se centre d’abord manifestement sur la délimitation (TP 67 : jusqu’à la chemise) et se prolonge par la mobilisation du remplacement (TP 69 : on peut remplacer par un autre CN) - en termes sémantiques (TP 72 : ma phrase a du sens). Cette reformulation a lieu dans le fil de l’interaction, mais sans que soit thématisée ou explicitée cette transition du syntaxique au sémantique. Cela ne permet pas de faire prendre conscience aux élèves de cette transition, sans doute implicite aussi pour l’enseignante :

Extrait 10 : 1F05

65 Ali il y a un CN

66 Ens il y a un CN d’accord // et quel / quel est le CN que tu as mis entre crochets

67 Ali euh j’ai mis euh / j’ai mis euh xxx (dans la vitrine) pis après j’ai mis euh // j’ai mis euh // pis après j’ai mis jusqu’à la chemise

68 Ens d’accord / donc dANs la vitrine complète chemise

69 Ali et pis xxx j’ai mis on peut remplacer par un autre CN

70 Ens mmh et ça c’est le constat numéro quatre /// et toi tu as remplacé par quoi

71 Ali euh je sais pas euh la chemise qui est dans la vitrine

72 Ens exact / si je dis la chemise QUI est dans la vitrine /// est jolie // ma phrase a du sens et on se rend compte que dans la vitrine ça complète le nom / chemise / très bien Ali / est-ce que d’autres ont mis une autre justification /// ok /

Le deuxième phénomène observable est la caractérisation du CN comme apport d’informations ou de précisions à propos du nom, qui recouvre à la fois les dimensions déterminatives et explicatives du CN, sans différenciation entre les deux, comme dans les exemples suivants :

Extrait 11 : 1F03

56 Ens OK donc ça aussi c’est un indice que ça fonctionne donc en fait le constat j’ai envie de dire le l’indice 1 / l’indice 2 qui donne des précisions et le 4 ça/ nous permet d’être un complément du nom//

Extrait 12 : 1F05

05 Ens ben le groupe nominal avec préposition parce que ça c’est un groupe nominal avec préposition //// il appartient au groupe nominal qui dépend du nom maison ça veut dire que ça nous donne une information sur le nom maison

Le troisième phénomène attestable est l’utilisation courante du terme compléter. L’examen des interactions montre que ce terme sert en réalité à désigner des phénomènes d’ordres différents. Il est parfois utilisé comme reformulation de l’apport d’information ou de l’idée que la phrase a du sens, comme l’extrait 4 analysé plus haut, dont nous reprenons une partie :

Extrait 13 : 1F05

72 Ens exact / si je dis la chemise QUI est dans la vitrine /// est jolie // ma phrase a du sens et on se rend compte que dans la vitrine ça complète le nom /chemise / très bien Ali / est-ce que d’autres ont mis une autre justification /// ok /

Dans d’autres situations, et en particulier dans la classe 1F01, où l’enseignante témoigne d’une attention toute particulière pour le métalangage et les différentes fonctions syntaxiques, le terme compléter est utilisé avec un degré de généralisation plus élevé, pour désigner le phénomène de complémentation, qui peut se réaliser à différents niveaux :

Extrait 14 : 1F01

130 Ens il faut juste qu’on recentre un petit peu / cette idée que/ ben oui/ il y a des choses qui complètent un nom/ y’a des groupes qui complètent une phrase/ et puis tout ça/ des fois/ c’est un peu difficile

Enfin, le terme compléter est présent dans des formulations et reformulations ayant une fonction d’étayage, avec l’intention de caractériser syntaxiquement le CN, mais qui glissent de fait entre syntaxe et sémantique, comme dans l’extrait 12, supra. Le terme compléter oscille aussi entre pointage du CN ou d’autres fonctions et structures, notamment de l’attribut du sujet ; il est tantôt argument en faveur de la présence d’un CN, ou contre celle-ci. Dans l’extrait 15 ci-dessous, portant sur l’exemple La chemise dans la vitrine est jolie, le terme complète est utilisé par l’enseignante à la fois pour désigner l’attribut du sujet et ainsi réfuter l’hypothèse de l’élève selon laquelle jolie serait un CN car identifié comme adjectif (TP 12 à 15), et pour désigner le CN dans la vitrine (TP 19).

Extrait 15 : 1F05

12 Sara j’ai pas tout compris / parce que là /euh xxx la chemise est jolie / ben jolie c’est quand même un comp- / non c’est un adjectif mais c’est aussi un complément de la chemise

13 Ens est-ce qu’il dépend du nom est-ce qu’il est accroché au nom

14 Sara non

15 Ens d’accord / il est là parce qu’il y a le verbe / donc jolie c’est pas ça complète pas le verbe / jolie ça ça complète le nom mais c’est un / un attribut / d’accord

16 Sara mmh

17 Ens oui / quelle est ta question / c’est juste comment tu expliques / que ça ça complète le nom / comment tu pourrais faire

18 Sara je peux xxx ça c’est le nom

19 Ens alors dans la vitrine ça cOMplète chemise ouais

Cette incohérence relative au statut de l’élément « qui complète » pose d’évidents problèmes d’interprétation aux élèves, la signification du terme compléter et son rayon de pertinence restant, dans cette classe, indécidables jusqu’à la fin de l’activité. En témoigne l’extrait 16, où l’enseignante réemploie le terme, mais cette fois pour argumenter le fait qu’un attribut du sujet (ici, magnifique dans la phrase Le concert était magnifique) ne complète pas le N, en introduisant en passant une différence entre compléter (associé au CN) et donner une information (associé à l’attribut) :

Extrait 16 : 1F05

90 Ens d’accord / là la même chose on a le SUjet c’est le concert / et puis on pourrait rajouter une information / si c’était LE concert MAgnifique a duré 5 h / ça ça va on sait que c’est le concert qui était magnifique mais là /on a le verbe d’état / qui nous explique comment il est /donc ça ne complète pas le nom / ça nous donne une INformation sur le nom / mais on a le VErbe qui fait cette liaison / donc ce n’est pas un COMplément du nom parce qu’il n’est pas rattaché DIrectement au nom /

Malgré le caractère manifestement non opératoire du terme compléter, nos analyses ont mis en évidence un usage quasi obstiné de celui-ci, qui interpelle, mais qui nous semble attester aussi d’un besoin, légitime même s’il n’est pas formulé ainsi, d’une approche à la fois accessible aux élèves et sortant des seuls arguments de dépendance et de position.

5. Conclusion

Dans le cadre de cette contribution, nous avons cherché à documenter la manière dont les dimensions syntaxiques et sémantiques interviennent lors de l’effectuation d’une activité grammaticale dans le contexte d’une expérimentation, afin de mieux cerner les facteurs potentiels en jeu dans l’apprentissage de la fonction syntaxique de CN.

Nos analyses montrent d’abord la disponibilité des élèves à entrer dans une posture de recherche, d’enquête linguistique : les élèves recourent à des stratégies syntaxiques, font des hypothèses, cherchent à les vérifier et prennent appui sur des manipulations syntaxiques, ainsi que sur des constats émanant des activités antérieures. Au travers des interactions verbales, il est parfois possible d’accéder à certaines de leurs représentations et d’interpréter le raisonnement mené. Ainsi, lorsque les élèves prennent appui sur la (post)position d’une structure qu’ils supposent être un CN, par rapport au N, la stratégie d’établissement du lien de dépendance est intéressante, car elle permet de porter l’attention sur cette relation entre un complément et l’élément qui le régit. Toutefois, si la question de la position du CN n’est pas approfondie dans les interactions de classe, elle peut aussi mener à une interprétation erronée, à une surgénéralisation. Nos observations permettent ainsi de poser (y compris en formation) que c’est bien la relation même de dépendance qui est une caractéristique essentielle à approfondir pour favoriser un raisonnement pertinent permettant d’identifier un CN, plutôt que la position du CN par rapport au N. Discuter des objets grammaticaux, débattre d’une analyse ou démontrer son résultat apparaissent essentiels pour accéder aux raisonnements des élèves et favoriser leur compréhension du fonctionnement systémique de la langue.

De manière transversale au sein de notre corpus, l’observation des stratégies des enseignantes fait apparaitre la tendance à recourir à un seul critère syntaxique ou à une seule manipulation pour identifier le CN. Cela peut s’avérer problématique et réducteur eu égard au fonctionnement d’une notion grammaticale complexe comme le CN, qui demande de croiser plusieurs stratégies pour l’identifier (notamment délimitation du GN, identification du N, remplacement par une autre forme de CN, suppression du CN et observation, suppression du N et observation). Le croisement de différentes stratégies apparait alors important à thématiser explicitement avec les élèves et les enseignants, en tant que facteur d’apprentissage qui permettrait de mieux comprendre le mécanisme de la complémentation, au-delà de la complémentation nominale. La compréhension de ce qu’est une fonction syntaxique dans le feuilleté hiérarchique de la langue, en précisant le niveau auquel celle-ci se situe (dans la phrase ou dans un groupe), et pour cela l’identification du cadre syntaxique pertinent permettant de situer la fonction travaillée, est une démarche essentielle.

L’intervention des éléments sémantiques dans la tâche grammaticale expérimentée dévoile une autre dimension de complexité, derrière l’apparente accessibilité et clarté des formules du type compléter, préciser, donner des informations ou avoir du sens. D’une part, les jugements sémantiques portés par ces formules peuvent s’appliquer quasi indifféremment à plusieurs fonctions et classes grammaticales, et de ce fait ne fonctionnent pas comme des discriminants fiables des niveaux de structuration de la langue aidant à caractériser sans équivoque un objet comme le CN ; d’autre part, leur emploi témoigne souvent d’une démarche indistincte, qui leur confère un statut paradoxalement pseudo-syntaxique, lorsqu’ils semblent reformuler ou « prouver » la dépendance syntaxique unilatérale. Pour éviter ces écueils, il serait, à nos yeux, préférable de leur réserver une place distincte, clairement assumée comme non syntaxique mais tout aussi nécessaire en grammaire, pour permettre aux élèves l’exercice du raisonnement comme « interprétation grammaticale », qui porte, in fine, sur le fonctionnement des signes de la langue.

Remerciements

Ce travail a été réalisé avec l’appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique, dans le cadre du projet intitulé Principes d’une didactique fondamentale de la grammaire. Analyse de la situation en Suisse romande, expérimentation de dispositifs innovants et réexamen du statut de la transposition des objets grammaticaux, qui a bénéficié du subside n° 100019-179226 (2018-2023 dir. Ecaterina Bulea Bronckart, Véronique Marmy Cusin et Roxane Gagnon) https://data.snf.ch/grants/grant/179226.

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  • 3
    Projet intitulé Principes d’une didactique fondamentale de la grammaire. Analyse de la situation en Suisse romande, expérimentation de dispositifs innovants et réexamen du statut de la transposition des objets grammaticaux, soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (subside n° 100019-179226, 2018-2023, dir. E. Bulea Bronckart, R. Gagnon et V. Marmy). https://data.snf.ch/grants/grant/179226.
  • 4
    En Suisse romande, la période désigne une plage de 45 minutes d’enseignement. Pour des explicitations concernant la durée, la structure et l’agencement des séquences proposées, ainsi que le choix de l’ingénierie, voir Bulea Bronckart (2020) et Marmy & al (2021).
  • 5
    Les conventions de transcription sont les suivantes : / // /// : pauses de durée variable ; no:::n: allongements vocaliques ; deman- : unité inachevée ; xxx: segments inaudibles ; (entre parenthèses) : hypothèse du transcripteur ; CAPITALES : prononciation appuyée. En outre : les élèves sont désignés par des prénoms fictifs ou par Els (lorsqu’il s’agit d’un groupe), l’enseignante par Ens. Les tours de parole sont abrégés TP. Les notions grammaticales sont d’abord désignées intégralement, puis abrégées (CN, GN, GPrep, GAdj, etc.).
  • 6
    Pour les quatre classes concernées, les enseignantes sont des femmes ; nous utilisons désormais le féminin.
  • 7
    Le CN désigne des éléments syntaxiques différents en fonction des contextes et des traditions grammaticales et scolaires. Il est parfois limité aux seuls syntagmes prépositionnels au sein du groupe nominal, l’adjectif (ou le nom) épithète et les structures détachées n’étant pas considérés comme des CN. Ce n’est pas le cas dans les grammaires scolaires romandes (ou québécoises, voir Chartrand et al., 1999), où le CN désigne toute structure dépendante du nom (équivalant aux « expansions du nom », voir Pellat, 2009 ; Elalouf, 2009a ; Corteel, 2016 ; Garcia-Debanc, Roubaud & Béchour, 2022).
  • 8
    Pour une description des principes d’ingénierie articulant grammaire et textualité, voir Bulea Bronckart (2020). Pour le volet textuel, consistant en une approche de la fonction textuelle des CN, voir Marmy et al (2021).
  • Disponibilité des données
    L’ensemble des données à la base des résultats de cette étude est disponible sur demande auprès de lauteur correspondant [Ecaterina Bulea Bronckart]. L›ensemble de données nest pas accessible publiquement en raison des dispositions éthiques de l’Université de Genève et des engagements de confidentialité liés au statut professionnel et à la vie privée des participants à l’étude.

Annexe

Data availability

L’ensemble des données à la base des résultats de cette étude est disponible sur demande auprès de lauteur correspondant [Ecaterina Bulea Bronckart]. L›ensemble de données nest pas accessible publiquement en raison des dispositions éthiques de l’Université de Genève et des engagements de confidentialité liés au statut professionnel et à la vie privée des participants à l’étude.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    24 Mar 2025
  • Date of issue
    Jan-Mar 2025

History

  • Received
    15 Aug 2024
  • Accepted
    02 Oct 2024
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